Dans son « Hommage à Marguerite Duras, Jacques Lacan nous le démontre magistralement : « l’artiste [qui] toujours le précède [le psychanalyste] »[2].
Nous rendrons ici hommage à des artistes qui nous précèdent aussi par leur désir décidé, leur courage, et nous éclairent sur ce monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Littérature et Théâtre
Dans l’ordre chronologique : le Théâtre de la Colline à Paris 20e nous invitait à un événement exceptionnel le 10 septembre 2016, à 20h30. Son directeur, nommé à cette fonction en avril dernier, Wajdi Mouhawad, metteur en scène, auteur de pièces de théâtre – et j’en passe – s’entretenait avec Salman Rushdie à l’occasion de la parution en français aux éditions Actes sud du dernier roman de celui-ci, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, traduit de l’anglais par Gérard Meudal. Trois jeunes étudiants ont eux également vivement discuté avec S. Rushdie et W. Mouhawad dans un second temps de la soirée.
Salman Rushdie, je ne vous le présenterai pas davantage qu’en évoquant quelques repères bibliographiques – et pas des moindres – parallèles à sa biographie (Les enfants de minuit, Le dernier soupir du Maure, etc.) antérieurs à la parution des Versets sataniques qui lui ont valu et lui valent encore aujourd’hui une fatwa des ayatatollahs iraniens. Cette fatwa lui vaut une vie pour une grand part à l’abri des regards, comme il l’a explicité dans son avant-dernier livre Joseph Anton : une autobiographie, mais des remords, regrets, questions qu’il a publiquement exprimés dans un entretien paru dans Le Point en juillet 2015. Et ceci malgré l’anoblissement et la nomination de Chevalier que lui a offerts la reine d’Angleterre « pour sa contribution à la littérature ». Mais dès novembre 2001, il publiait un article en page « Rebonds » du quotidien Libération[3], qui m’est resté en mémoire et qui est toujours d’une actualité hélas non démentie, notamment depuis les attentats à Charlie Hebdo, Montrouge, l’épicerie casher de la Porte de Vincennes, qui ont ensanglanté et mis Paris à terre, ceux de Bruxelles, puis plus récemment ceux du 13 novembre 2015 à Paris encore et, c’était hier, ceux de Nice, le crime de Saint-Etienne de Rouvray, pour ne citer que ceux-là. Nos collègues et amis de Nice par leurs écrits publiés ou publiés à nouveau par l’Hebdo-Blog du 4 septembre dernier n’ont pas oublié que la France n’est pas la seule à être la cible d’un terrorisme qui n’a peut-être d’islamiste que le nom.
La soirée était enregistrée par les bons soins des techniciens du Théâtre de la Colline et est désormais en ligne :
https://www.youtube.com/watch?v=2a9e0Zb1648&feature=youtu.be
Pour celles et ceux qui ne l’ignoreraient : les arrondissements du nord et de l’est parisien, 18e ,19e, 20e, 10e, 11e, sont des arrondissements – mais d’autres ne furent pas en reste – dont la population et parfois les élus accueillent depuis des dizaines d’années des migrants-réfugiés du monde entier, arrivés comme par vagues successives et/ou simultanées.
Et nombre de régions de France, comme les Alpes-Maritimes, mais aussi le sud-ouest, l’ouest, le nord, du Nord-Pas-de-Calais à la côté basque, en passant par l’Ille-et-Vilaine, la Vendée, les Deux-Sèvres, la Gironde, la région de Toulouse (…), ont la même histoire, les mêmes traditions d’accueil. Il suffit de passer quelques jours à Rennes, par exemple, et en forêt de Brocéliande pour le lire, l’entendre.
Musique, parole et poésie
A Paris, La Cigale accueillera le 8 octobre le musicien et chanteur franco-libanais Bachar Mar-Khalifé. Ce dernier a donné, avec d’autres musiciens talentueux, au festival des Suds d’Arles, le 16 juillet dernier, un concert qu’on peut voir et écouter intégralement sur le site internet d’Arte-Musique. Son Kyrie Eleison, il l’introduit par ces paroles : « Ô seigneur, prends pitié et accorde-moi cette dernière prière, épargne-nous, et laisse-nous tranquilles. »[4]
http://concert.arte.tv/fr/bachar-mar-khalife-aux-suds-arles
Le concert qu’il donnera le 8 octobre sera précédé d’une première partie avec le groupe libanais Mashrou’Leila.
Le 15 novembre à La Philharmonie de Paris, c’est le chanteur sénégalais Youssou N’Dour qui nous honorera de sa présence, de sa voix, de sa musique, avant de se produire sur la scène du Bataclan les 18 et 19 novembre puis à Borgerhout (Belgique) le 23 novembre.
Arts plastiques
Jusqu’au 17 septembre, la biennale des Étangs d’Art 2016 « Ondulation(s), nous attendait en pays de Brocéliande, train, cars, co-voiturage, pedibus, c’était très facile et entièrement libre d’accès. De plus, des visites guidées étaient organisées les mercredis.
Voyez : https://vimeo.com/177440753 et rendez-vous dans deux ans en forêt de Brocéliande/forêt de Paimpont ! Une œuvre n’était déjà plus visible, celle de Sigrid Gassler & Le collectif aXe-ensemble : Tintinnabuli (installée à Paimpont), elle a été dégradée, ses matériaux volés. Quelques autres sont abîmées, dégradations humaines ou défaillances techniques liées à l’installation dans l’eau. Une partie d’œuvre réalisée par les enfants d’une école voisine a été pour sa plus grande part détruite. Je ne peux m’empêcher de penser à d’autres œuvres détruites ou dégradées, comme celles d’Anish Kapoor l’été 2015 à Versailles. Séjournant à Rennes après avoir passé deux jours en forêt de Brocéliande et aux Étangs d’Art, j’ai pu m’apercevoir que des œuvres présentées en ces lieux étaient comme un écho de reflets dans des vitres de grues de chantiers liés aux travaux d’aménagement de la gare de Rennes mais aussi d’œuvres rencontrées au Musée des Beaux-Arts de cette belle capitale bretonne.
Depuis le début du mois de juillet, le LaM de Villeneuve d’Ascq (59) accueille en extérieur, dans son très beau et grand parc ouvert à tout public, en accès libre, aussi, une œuvre légère et joyeuse, pérenne, de Christian Boltanski, Alma, réplique de sa grande œuvre qui porte le même nom, installée dans le désert d’Atacama au Chili, dont le film splendide et bouleversant Nostalgie de la lumière[5] situe la double face : la beauté du ciel étoilé du désert d’Atacama, le plus sec du monde (d’où l’édification du plus grand observatoire, l’Alma, inauguré en mars 2013) et les recherches de traces, fragments d’os par les filles, femmes, mères de « disparus » sous la dictature du général Pinochet, qui ont terminé leurs vies dans ce désert ou y ont été jetés.
https://www.youtube.com/watch?v=pge-QRjHBY0
Le travail de Christian Boltanski, me semble-t-il, vise depuis longtemps à articuler la petite histoire de chacun, chacune – mineurs du Grand Hornu l’été 2015 à Mons – à la grande Histoire ; son œuvre est souvent sombre, Alma est légère, joyeuse et très réconfortante. Pari gagné pour Monsieur Boltanski[6].
Même les murs les plus « anodins » de nos villes et de nos campagnes révèlent des trésors, « What is not given is lost… » nous enseigne un graffiti anonyme découvert récemment rue de Belleville à Paris. C’est une citation de Rabindranath Tagore, écrivain, poète, peintre et musicien, voyageur, homme politique qui a œuvré au Bengale pour l’éducation, l’égalité entre les hommes et les femmes quant à l’accès à l’éducation, à la culture, etc., le dialogue interreligieux, la suppression du système des castes dans les pays du continent indien, et a reçu le prix Nobel de Littérature en 1913 pour son œuvre poétique.
Sigmund Freud l’avait écrit avant tous, l’état du monde, c’est le malaise dans la civilisation, Bertolt Brecht l’a démontré dans sa pièce majeure Mutter Courage und ihre Kinder, musique de Paul Dessau (fr. : Mère Courage et ses enfants– Chronique de la Guerre de Trente ans), écrite en 1940 alors qu’il était en exil et qu’il a mise en scène avec le Berliner Ensemble en 1949[9]. On a pu revoir cette pièce, jouée par la même compagnie, au Théâtre de la Ville il y a deux ans.
Et n’en lit-on pas comme un écho dans le beau livre Couleurs de transfert de Mireille Nathan-Murat, co-fondatrice d’Empreintes et Arts, et ne peut-on pas voir comment les artistes que nous présentons et allons exposer en octobre à la galerie de La Ville A des Arts sont les dignes successeurs ou contemporains de leur pairs plus ou moins connus ?
L’objet palea[7] (rebut, déchet) semble gouverner le monde, en être la boussole et la visée, sous différentes formes : ces artistes nous montrent des voies possibles pour un retournement, un rebroussement de l’objet palea en objet agalma (statue, objet précieux), mais pas sans restes symptomatiques, comme l’évoquait si joliment Pierre Skriabine à propos de « La peur et l’angoisse chez Tchekhov »[8]. Paris peut, pourra, encore être une fête et Nice être, redevenir nice, so nice. La Place des Fêtes dans le 19e arrondissement de Paris est en pleine transformation, elle a été récemment rebaptisée « Place des meufs », des migrants jeunes, la traversent régulièrement, car ils (ce foyer est réservé exclusivement à des hommes) sont hébergés au lycée Jean Quarré devenu Foyer d’accueil de l’association Emmaüs-Solidarité.
[1] Titre emprunté, avec transformations, à la rubrique « Eclats de Paris », du blog de l’Envers de Paris, rubrique créée par Thierry Jacquemin, à laquelle l’auteure de ces lignes a contribué sous la responsabilité de Marga Auré, puis de Marie-Claude Sureau.
[2] [2] Lacan J., « Hommage à Marguerite Duras, Du ravissement de Lol V. Stein, Autres écrits, Paris, 2001, p. 192-193 ;
[3] http://www.liberation.fr/tribune/2001/10/03/combattre-les-forces-de-l-invisible_379054
[4] On trouve sur internet d’autres variantes et traductions de cette « prière ».
[5] Nostalgia de la luz, Patricio Guzmán, franco-chilien, 2010.
[6] Cf. « Un vrai Monsieur. Conversation avec Christian Boltanski », par Carole Herrmann et Thérèse Petitpierre, Horizon n°52, Paris, 2010, version audio en intégrale sur radio-a.
[7] Pour palea et agalma, voir le dictionnaire latin-français Gaffiot, 1934 disponible en ligne. Les traductions proposées entre parenthèses par l’auteure sont issues de ce dictionnaire et de ses lectures d’auteurs du Champ freudien, à commencer par celles de séminaires ou écrits de J. Lacan.
[8] Skriabine Pierre, « La peur et l’angoisse chez Tchekhov », Revue de l’École de la Cause freudienne, n° 59, Paris, printemps 2005, p. 113-116.
[9] Note de l’éditeur (L’Arche) sur son site internet : « De 1618 à 1648, la guerre de Trente Ans a dévasté l’Europe. Pour Brecht, cette guerre est “l’une des premières guerres gigantesques que le capitalisme a attirées sur l’Europe” ».